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La théorie de l'imprévision face à l'épidémie de Covid-19

Dans le prolongement de mon article traitant de l’applicabilité de la force majeure à l’aune du droit français, je vous propose de poursuivre la réflexion en évoquant la notion d’imprévision, telle que définie à l’article 1195 du Code civil,  dans les rapports contractuels affectés par la crise de Covid-19.

L’article 1195 du Code civil dispose :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe. »

Une telle réflexion suppose trois questions principales pour ne pas dire essentielles,:

  • Quels sont les contrats concernés par les dispositions de l’article 1195 du Code civil ?
  • Quels sont les critères de la notion d’imprévision (en particulier par rapport au coronavirus) ?
  • Quels sont les effet de l’application de l’article 1195 du Code civil ?

Sur les contrats concernés

L’article 1195 du Code civil, qui consacre le principe d’imprévision, a été introduit par l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (auparavant, conformément à l’arrêt du Canal de Craponne (Cass. Civ., 6 mars 1876), le juge n’avait aucun pouvoir de révision même si la création prétorienne avait esquissé au fil des ans un certain assouplissement de l’interdiction originelle).

La Loi n’ayant pas d’effet rétroactif, les dispositions de l’article 1195 du Code civil trouvent donc à s’appliquer aux seuls contrats conclus à partir du 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance précitée, sauf stipulation contraire prévue par les parties.

S’agissant des contrats à durée indéterminée, conclus avant le 1er octobre 2016, mais renouvelés par la suite, la solution classique, consacrée par l’article 1214 du Code civil, veut que le contrat renouvelé soit considéré comme un nouveau contrat qui sera de facto soumis aux nouvelles dispositions, notamment celles de l’article 1195 sauf si les parties ont exclues conventionnellement des telles possibilités.

On précisera néanmoins que de nombreux contrats ne sont pas asujettis aux dispositions de l’article 1195 du Code civil du fait de l’application de dispositions spéciales, primant sur celles générales de l’article 1195, comme celles applicables aux baux commerciaux (CA Versailles, 12ème chambre, 12 décembre 2019, n° 18/07183) ou dans le cas où l’article 1793 du Code civil relatif à la construction à forfait d'un bâtiment viendrait à s’appliquer (CA Douai, 1ère chambre, 23 janvier 2020, n° 19/01718).

Sur les critères de l’imprévision

Il ressort de la lecture de l’article 1195 du Code civil que le « changement de circonstances imprévisible » est un critère essentiel à l’application de cet article.

Concernant la qualificatif d'imprévisibilité, je vous renvoie à mon article relatif à la force majeure qui traite de l’appréciation du caractère imprévisible des épidémies par les juges français.

Toutefois, à la différence de la force majeure, il n’est donc ici question que de l’imprévisibilité et non d’irrésistibilité par exemple.

Autre critère nécessaire : « l’exécution excessivement onéreuse », et non impossible, dont le législateur n’a, malheureusement, pas donné de définition créant par la même occasion une incertitude juridique.

Face à un concept aussi subjectif, il revient aux juges d’en apprécier souverainement l’existence ou non.

A titre d’exemple, on citera un arrêt de la Cour de cassation, rendu avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance n°131-16 du 10 février 2016 (Cass. Com., 17 février 2015, n° 12-29550) :

« la société X, qui produit aux débats une documentation sur le cours mondial des matières premières ainsi que diverses lettres de ses fournisseurs annonçant des hausses de prix de 4 % à 16 %, et qui évoque la nécessité corrélative d'augmenter le prix des marchandises facturées à la société Y en raison de la diminution de 58% de sa marge brute, ne rapporte pas la preuve de l'augmentation du coût de l'exécution de ses obligations au titre du contrat du 12 février 2001, ni d'une situation qui a altéré fondamentalement l'équilibre des prestations. »

Au vu des chiffres avancés en l’espèce, les juges avaient fait preuve de sévérité quant à l’appréciation de la notion d’imprévision.

Sur les effets de l’imprévision

Lorsque les conditions d’application de l’article 1195 du Code civil sont remplies, la partie qui soulève l’imprévision ne peut en aucun cas suspendre ou arrêter l’exécution de ses obligations contractuelles.

Il est seulement possible de demander la renégociation des termes contractuels à son co-contractant tout en continuant à respecter ses obligations.

Ceci dit, en cas d’échec des négociations, trois situations peuvent survenir :

  • Résolution du contrat par les parties « à la date et aux conditions qu’elles déterminent »
  • Saisine commune du juge afin que ce dernier procède à une « adaptation » du contrat
  • Saisine unilatérale du juge afin de réviser ou de mettre fin au contrat, situation soumise à une condition temporelle : « à défaut d’un accord dans un délai raisonnable »

Quelle conclusion en tirer ?

Aussi intéressante que soit la théorie de l’imprévision, celle-ci comme la force majeure ne permettent pas de préjuger de la solution qu’adopteront les tribunaux saisis d’un litige lié à l’épidémie de Covid-19. L’imprévision, prévue à l’article 1195 du Code civil, constitue néanmoins une solution alternative (ou subsidiaire) à la force majeure face aux conséquences de l’épidémie actuelle et présenterait en tout état de cause un intérêt notamment s’agissant d’éviter une solution judiciaire pouvant être dommageable à des partenaires commerciaux lorsque les conditions spécifiques de son application se trouvent réunies en l’espèce.

De manière générale, dès lors que les juges ont un pouvoir souverain d’appréciation en la matière, la lecture attentive de chaque contrat reste essentielle, ce d’autant que, pour mémoire, l’une des particularités de l’épidémie de Covid-19 réside dans l’« obligation » de confinement qui à n’en pas douter sera un argument que beaucoup avanceront pour justifier la difficulté de l’exécution des contrats mais qui sera, le cas échéant, là encore sujette à interprétation quant à son étendue.

A suivre encore …

Ecrit par
Maître Xavier Laurent