Comme le disait Voltaire dans son quatrième discours en vers sur l’homme, « je plains l’homme accablé du poids de son loisir ». C’est dans cet esprit que le système juridique français a consacré, depuis les années 1970, le préjudice d’agrément, venant réparer le fait de ne plus pouvoir pratiquer un loisir, en matière d’accident corporel.
La nomenclature Dintilhac définit précisément le préjudice d’agrément comme un poste qui « vise exclusivement à réparer le préjudice d’agrément spécifique lié à l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs. Ce poste de préjudice doit être apprécié in concreto en tenant compte de tous les paramètres individuels de la victime (âge, niveau, etc.) ».
La notion de préjudice d’agrément a donc été construite de manière stricte puisque ne doit être réparée que l’impossibilité de pratiquer une activité spécifique.
Néanmoins, les juges de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation ont, par deux fois, décidé d’élargir la définition même du préjudice d’agrément (Civ 2ème, 29 mars 2018, n°17–14499 ; Civ 2ème, 5 juil. 2018, n°16–21776).
Dans la première espèce, la Haute juridiction considère que le préjudice d’agrément doit non seulement réparer l’impossibilité pour la victime de pratiquer une activité spécifique mais aussi la gêne dans la pratique de cette dernière. La victime pratiquait en l’occurence de nombreuses activités sportives en compétition et l’accident l’avait empêchée de continuer une pratique aussi intense.
Mais attendu que le préjudice d’agrément est constitué par l’impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs ; que ce poste de préjudice inclut la limitation de la pratique antérieure
Par ailleurs, la seconde espèce tend à élargir le concept d’impossibilité dans la pratique d’une activité sportive ou loisir.
La Cour de cassation retient un préjudice d’agrément alors même que la victime n’est pas dans l’impossibilité fonctionnelle de pratiquer une activité sportive, en l’espèce la moto.
Les juges justifient leur position par l’impossibilité psychologique de pratiquer un tel sport suite à l’accident. Bien qu’elle ne soit pas exclue par la définition de la nomenclature, l’impossibilité psychologique n’avait pas été consacrée par la Cour de cassation.
Mais attendu qu’ayant souverainement constaté que même si l’expert judiciaire avait relevé qu’il n’existait pas d’inaptitude fonctionnelle à la pratique des activités de loisirs auxquelles Mme Y… se livrait avant l’accident, cette dernière n’avait cependant pas repris celle de la moto compte tenu de son état psychologique à la suite de l’accident, la cour d’appel, qui a ainsi caractérisé l’impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement cette activité sportive ou de loisirs, a décidé à bon droit de l’indemniser de ce préjudice
Au vu de la jurisprudence citée, il semble que la création prétorienne permette un élargissement de la notion de préjudice d’agrément. Il faut toutefois savoir raison garder. En effet, cet élargissement n’est limité qu’à certains aspects et la jurisprudence n’a pas tendance à aller au-delà des innovations mentionnées ci-avant.
Par exemple, les juges estiment de manière constante que le préjudice d’agrément ne peut être que permanent et que le préjudice d’agrément temporaire ne peut en aucun cas être autonome (voir par exemple : Civ 2ème, 5 mars 2015, n°14–10758).
A l’instar du préjudice sexuel temporaire, une telle position ne semble pas justifiable, quand bien même une telle position respecte strictement la nomenclature Dintilhac. Pour étudier plus en détail l’aspect temporaire d’un tel poste de préjudice, je vous invite à lire l’article intitulé “Le préjudice sexuel une autonomie discriminatoire”.
En outre, le fait de ne pas définir la notion d’“activité spécifique” ne fait qu’entraîner une discrimination non expliquée entre différentes situations qui pourraient être considérées comme semblables.
La Cour de cassation a d’ailleurs souvent eu une lecture restrictive de cette notion en témoigne les arrêts ne retenant pas un préjudice d’agrément, cassant régulièrement des arrêts de cour d’appel sur ce point (Civ 2ème, 9 févr. 2017, n°15–22082 : actes de la vie courante et bricolage ; Civ. 2ème, 9 févr. 2017, n°16–11219 : actes de la vie courante et marche). Une clarification de cette notion serait donc bienvenue.
Enfin, étant donné la définition du préjudice d’agrément, il ne semblait pas essentiel de se poser la question d’une potentielle discrimination à l’égard des jeunes victimes.
Cependant, la Cour de cassation est venue ajouter une condition supplémentaire à l’existence du préjudice d’agrément (Civ. 2ème, 10 déc. 2015, n°14–24443).
En effet, elle définit le préjudice d’agrément comme suit : « le préjudice d’agrément est celui qui résulte d’un trouble spécifique lié à l’impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs ». Cette définition a depuis lors été reprise par la Haute juridiction (Civ. 2ème, 29 mars 2018, n°17–14499).
Ces jeunes victimes ne sont pas normalement en mesure de pratiquer un sport ou d’avoir une activité de loisirs. De facto, l’indemnisation de ce poste leur serait donc interdite.
Fort heureusement, il semblerait que les juridictions du premier et second degrés ne suivent pas cette conception du préjudice d’agrément, en témoigne les nombreux exemples disponibles (CA Versailles, 3ème ch., 27 sept. 2018, n°16/02460 : 5 ans à l’accident, AIPP 95%, 50 000 € ; CA Riom, 13 avril 2016, n°15/00376 : 5 ans à l’accident, AIPP 70%, 50 000 € ; CA Bordeaux, 1ère chambre, 18 mai 2017, n°15/04892 : 7 ans à l’accident, AIPP 30%, 60 000 €).
Nous observons toutefois chez Predilex deux tendances qui ne semblent pas anodynes depuis 2015 : le préjudice d’agrément est de moins en moins retenu pour les victimes jeunes et, lorsqu’il est retenu, il ne l’est que pour les cas les plus graves (très généralement au dessus de 25% d’AIPP).
Il faut alors se poser la question de la réparation d’une activité spécifique pour ces victimes ou si, au contraire, les juges n’ont pas tendance à ne réparer qu’une impossibilité globale des activités sportives et de loisirs. Ils dénatureraient alors la définition initiale du préjudice d’agrément.